Vous avez été assez aimable pour exprimer votre déplaisir de n’avoir reçu aucun livre écrit de ma main, “afin de vous dédommager, puisque vous voici privé de ma fréquentation.” J’ai su en cet instant, avec une précision qui n’allait pas sans une sensation de douleur, qu’au cours de toutes les années que j’ai à vivre, celles qui vont venir bientôt et celles qui viendront ensuite, je n’écrirai aucun livre anglais ni latin: et ce, pour une unique raison, d’une bizarrerie si pénible pour moi que je laisse à l’esprit infiniment supérieur qu’est le vôtre le soin de a ranger à sa place dans ce domaine des phénomènes physiques et spirituels qui s’étale harmonieusement devant vous: parce que précisément la langue dans laquelle il me serait donné non seulement d’écrire mais encore de penser n’est ni la latine, ni l’anglaise, non plus que l’italienne ou l’espagnole, mais une langue dans laquelle les choses muettes me parlent, et dans laquelle peut-être je me justifierai un jour dans ma tombe devant un juge inconnu.
(...)
Tout se décomposait en fragments, et ces fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour: des tourbillons, voilà ce qu’ils sont, y plonger mes regards me donne le vertige, et ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide.
J’ai perdu toute faculté de penser ou de parler de façon cohérente de quoi que ce soit.
“Des notes, s’écria-t-elle? — O lisez les! c’est le plus amusant, on y voit ce que l’auteur veut dire bien mieux qu’il ne l’écrira dans la suite.”
Alors je continuai, déçu d’avance et, tant pis, tachant de donner à ces phrases une apparence inachevée.
Des fenetres de sa tour, Tityre peut pêcher à la ligne…
Attentes mornes du poisson, insuffisance des amorces, multiplication des lignes…
Par nécessité, il ne peut rien prendre.
(...)
Des amis, parfois des inconnus le pousse à arrêter d’écrire, ou du moins à écrire autre chose sans donner de raison.
“On m’a parlé de Paludes!
— Qui donc? demandai-je excité?
— Des mais…tu sais: ça n’a pas beaucoup plus; on m’a dit que tu ferais mieux d’écrire autre chose.”
(...)
“A ce moment Barnabé le moraliste vint me tirer par la manche et dit:
—Divers de vos amis m’ont parlé de Paludes, suffisament pour que je vois assez clairement ce que vous voulez faire, je viens vous avertir que cela me parait inutile et fâcheux."
En relisant ce texte, j’ai confiance d’avoir fait quelque chose de mieux qu’un roman d’aventures…Voilà cinquante-trois pages. C’est la plaque tournante de ce sacré livre, et Dieu sait si cette mise au point m’a coûté…J e suis à bout, je suis crevé, crevé mort. Je commence le dernier chapitre d’un livre qui me vaudra quelques jours supplémentaires de purgatoire, je pense, car raconter des histoires aux pauvres types alors que se prépare l’inauguration solennelle de prochains charniers, avouez que c’est au moins « bluffez l’homme »… Refaire cette seconde partie a été un travail accablant. Si vous pouviez voir le nombre de feuilles que ça représente (mes brouillons), vous comprendriez ce que je veux dire…
Ce qui est ridicule, c’est d’avoir exigé de moi une besogne de tâcheron. C’est dur de tirer des entrailles de Bernanos cinquantes pages d’un roman policier. Qu’on ne me juge pas là dessus au mois!
Ne me plaigniez pas. Je suis très heureux. La nécessité est un train de me drainer le cerveau par le nez et par les oreilles. Quatre ou cinq ans de ce régime me débarrasseront t définitivement de cet organe qu’il ne m’a jamais donné que du souci, et quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie.
Quand je serai crevé, vous les lirez en pensant au pauvre vieux zèbre qui a tant couru, et aura bien mérité une botte de foin frais et un picotin d’avoine, au paradis.
« Je ne recommencerai pas de nouveaux cahiers. Il ne restera que ce cahier de ma vie. Qu'on m'oublie! On ne fait qu'oublier. James. Claire. Lucie. La mort. La vie. L'amour. La politique. Fin de ce cahier. Finis. »